
Par ailleurs, Lehman fait venir le super-héros du demi-dieu antique sans doute avec raison, mais ce demi-dieu avait un rôle politique clair : il était toujours lié aux princes. Sa version romaine était l’empereur Auguste, auquel on vouait un culte. Or, à la Libération, Charles de Gaulle joua justement ce rôle. Plus tard Mitterrand fut sur la même ligne. Leur insertion forte dans le programme nucléaire de la France montre même ce qu'ils devaient au merveilleux scientifique, si lié au culte du radium, l'idée que l'énergie atomique allait créer, justement, des surhommes, ou des nations glorieuses, situées au-delà des règles ordinaires.
J’ai donc l’impression que, comme dans l'Antiquité, et grâce à la technologie, le super-héros a été placé au sein de l’État, que celui-ci a fait à cet égard converger sur lui les aspirations inconscientes du peuple. Or, ce n'est pas tant lié à la défaite de 1940, selon moi, qu’à la façon dont la culture a été pénétrée entièrement par l’État après la Libération. Dans les pays où la situation était la même, aucun autre surhomme que le guide sacré du Peuple était-il autorisé ? Eût-on permis dans la Russie soviétique qu'un personnage de fiction fasse pièce à Staline ? Dans la Chine communiste, que Mao eût un rival ? Le super-héros a d'ailleurs été souvcent censuré en France. Une loi de 1949 institua des restrictions sévères dans la littérature réservée à la jeunesse ; elle avait été énoncée par un ministre radical-socialiste très hostile à l'école privée et favorable, de façon significative, à l'étatisation complète du secteur. Face à cette pression gouvernementale, les tentatives de créer des super-héros ont eu bien du mal à aboutir. Seule Fantômette s'en est à peu près sortie. Les éditions Lug ont eu beau rivaliser d'inventivité pour créer le Gladiateur de Bronze, bel extraterrestre agissant en Amérique, Photonik, avatar plus ou moins conscient de Captain Marvel, et la compagnie Marvel a eu beau créer le Faucon pèlerin, super-héros français, cela s'est soldé par des échecs, et les essais n'ont pas eu de suite. Si, récemment, grâce à Serge Lehman et quelques autres, le super-héros français a resurgi et s'est un tant soit peu imposé, c’est parce que le prestige de l’État s’est affaibli, et que la population est soumise à des courants culturels qui n'en émanent plus.
Le super-héros authentique, de fait, est détaché de l’État : c'est sa différence avec l'empereur Auguste et avec le général De Gaulle. Il s'agit d'une âme solitaire, excentrée, qui souvent s'oppose aux gouvernements. Or, cela n’a pas existé avant le Romantisme. Le surhomme gouvernemental est toujours une marque de classicisme ! Et la France d’après la Libération fut essentiellement néoclassique. Le temps des Surréalistes qui glorifiaient Fantômas, le Nyctalope, et d'autres personnages troubles, était terminé. Désormais on estimait obligatoire que toutes les volontés s’investissent dans la vie publique ! Les poètes devaient se choisir un parti, et ce qui restait du Surréalisme se transformer en rhétorique. La forme créée de façon purement individuelle était proscrite. Il n'y avait plus de place pour le super-héros. Staline et De Gaulle occupaient tout le terrain.